Province occidentale : analyse des accumulations turbiditiques
Si l'ensemble de la zone du système de Rosetta (Province occidentale) avait déjà été investigué et cartographié au cours des campagnes Prismed II et Fanil, le MNT disponible n'avait qu'une résolution de 100 m. Celui-ci avait déjà permis une identification de plusieurs systèmes de chenaux- levées (DSF3, 5 et 6) et analyse de leur distribution. Sa résolution n'était toutefois pas suffisante pour effectuer une véritable analyse morpho-métrique. Il manquait également cruellement de profils Chirp perpendiculaires (globalement est-ouest) à l'axe des chenaux. La nouvelle carte bathymétrique a une résolution de 25 m (Fig. 1). Elle s'est surtout focalisée sur les systèmes DSF3 et 5 qui sont les deux plus anciens (Ducassou et al., 2009) et dont les morphologies paraissaient en partie effacées sur le MNT précédent. Elle recouvre ces deux systèmes depuis leur partie amont, vers 1900 m de profondeur, jusqu'à leurs lobes distaux, à 3000 m de profondeur. Il n'a pas été possible de remonter sur la pente continentale vers le sud car celle-ci se trouve dans les eaux territoriales de l'Egypte.
Figure 1 : Carte bathymétrique illustrant la position des chenaux cartographiés pendant APINIL
Les deux principaux chenaux d'alimentation ont des morphologies très distinctes. Le chenal de DSF3 est large de 0,5-1 km, profond de 60 m et il présente une morphologie méandriforme très marquée. De très nombreux méandres abandonnés peuvent être observés. Le chenal de DSF5 est large de 0,5-1 km, profond de 30 m et il présente une morphologie plus rectiligne, avec une sinuosité peu marquée. Son cours est également marqué par de nombreuses failles probablement d'origine salifère. Vers 2400 m de profondeur, ces deux chenaux ont subi un phénomène d'avulsion. Dans les deux cas, la localisation des zones d'avulsion coïncide avec la présence de failles NE-SW dont les escarpements sont bien marqués dans la topographie. Ces failles doivent être d'origine salifère. Pour DSF5, cette première avulsion est aussi caractérisée par la présence d'un corps de 30 m d'épaisseur dont l'origine reste à déterminer et qui aurait obstrué le chenal « père », le chenal « fils » partant en direction du NE en incisant ce corps. De nombreuses ramifications des chenaux ont été identifiées depuis ce point et en allant vers le nord mais l'ensemble de ces migrations (chenaux « père-fils ») n'a pas encore été détaillé.
L'un des points majeurs apporté par cette nouvelle carte a été l'identification des lobes distaux associés à une grande majorité de chenaux grâce à l'intégration des données de bathymétrie, bathymétrie compensée et de réflectivité. La bathymétrie compensée et la réflectivité ont révélé les franges de lobes ainsi que des empilements de corps au sein même des lobes, comme des débrites, la présence non systématique de petits chenaux distributaires et de champs de scours, et ont permis de mettre en évidence des processus de mise en place des accumulations par compensation latérale.
Trois types de transition chenaux-lobes ont été identifiées :
1) un passage abrupt entre le chenal et la zone de dépôt qui présente alors de petites chenalisations secondaires,
2) un passage progressif entre le chenal, une zone chenalisée en érosion/bypass et la zone de dépôt sans chenalisations secondaires,
3) un passage progressif entre le chenal, une zone non chenalisée en érosion (champs de scours) et la zone de dépôt avec des chenalisations secondaires. Un travail de détail a été réalisé pour produire une typologie des scours qui présentent 6-8 morphologies et organisations différentes.
Il existe des disparités dans la morphologie et la superficie des zones de lobes : celles-ci peuvent être interprétées comme étant liées à des différences 1) dans le volume de particules transitant au sein de chaque chenal, 2) dans la durée de fonctionnement des chenaux avant qu'une avulsion ne provoque une migration latérale. Dans le détail, pour DSF3, les lobes se trouvent essentiellement par la partie nord-est du levé, à plus de 2900 m de profondeur. Les principaux lobes couvrent une superficie de 500 km2, mais leur extension vers le nord n'a pu être totalement reconnue. On peut y observer de nombreux chenaux secondaires qui doivent permettre l'étalement des particules. Sur les profils Chirp, ils sont caractérisés par des écho-faciès plutôt lité continu, faisant penser à une alternance de turbidites fines et hémipélagites. Pour DSF5, au moins 3 principales zones de lobe ont pu être identifiées. Elles se situent à différents niveaux du système, depuis sa partie médiane à 2850 m de profondeur, jusqu'à sa partie plus distale à 3000 m de profondeur. Elles sont généralement de plus faible extension, entre 80 et 120 km2 pour celles ayant été entièrement cartographiées et jusqu'à au moins 250 km2 pour la zone la plus nord dont l'extension n'est pas encore reconnue. Sur les profils Chirp, ces lobes apparaissent avec des écho-faciès sourds, avec un fort réflecteur de surface, qui laisse présager des dépôts plutôt grossiers.
Une analyse sédimentologique a été effectuée à partir des carottes prélevées pendant APINIL mais surtout à partir des carottes existantes. En effet, sur les 12 carottes que nous avions prévues de collecter le long des systèmes chenaux-levées et dans les lobes pour mieux contraindre leurs périodes et processus de mise en place, seules 3 ont pu l'être du fait de problèmes techniques survenus sur le câble (Fig. 2). Ces 3 carottes ont été ouvertes, décrites et ont été analysées à partir d'images en radioscopie rX, d'analyses granulométriques, de mesures de la susceptibilité magnétique. La reconnaissance de niveaux de sapropèle a permis de proposer un premier découpage stratigraphique. Ces carottes ont été intégrées et corrélées à celles que nous possédons déjà. L'analyse de toutes les carottes localisées dans les lobes a révélé des lithofaciès et des processus de transport/dépôt différents en fonction des zones des lobes. Celles-ci sont dominées soit par des débrites sablo-argileuses et des turbidites sableuses de 5-10 cm d'épaisseur, soit par des dépôts sableux massifs pluri décimétriques à métriques. Deux zones de lobes ont été en particuliers carottées : celle correspondant au système le plus ancien (DSF3) est composée d'environ 60% de turbidites sableuses et 15% de débrites argileuses et celle correspondant au système le plus récent (DSF6) est composée à 44% de turbidites sableuses et 40% de débrites sablo-argileuses.
Enfin, une synthèse stratigraphique générale a été effectuée afin de corréler toutes les carottes des lobes et des chenaux et de proposer des âges de mise en place et des corrélations avec les variations climato-eustatiques. Sur l'exemple du système du Zaïre, une analyse des longueurs de chenaux a été effectuée à partir des données bathymétriques et de la cartographie des lobes. Elle a révélé la succession de cycles de progradation ou de rétrogradation des systèmes chenaux-lobes. Les périodes de fonctionnement des chenaux et de certains lobes étant maintenant assez bien contraintes, ces cycles de progradation/rétrogradation dureraient en moyenne 15-20 ka. On retrouve essentiellement les cycles de progradation au cours des périodes de mousson (périodes humides, bas ou haut niveau marin) car les flux sédimentaires sont plus forts, et les cycles de rétrogradation associés aux périodes arides, même en période de bas niveau marin, car les flux sédimentaires diminuent drastiquement.
Figure 2 : Carte bathymétrique illustrant la position des 6 carottes prélevées pendant APINIL.
Province centrale : analyse des glissements et sorties de fluides
- Cartographie des zones de sorties de fluides
Une caractérisation de l'ensemble des structures de type pockmark a été réalisée sur l'ensemble de la province centrale de la marge nilotique à partir des données de bathymétrie/imagerie acoustique (résolution spatiale de 25 m). Sur l'imagerie, les sorties de fluides sont représentées par des tâches de plus forte réflectivité (Fig. 3) car elles sont communément associées à la présence d'encroutements carbonatés. Elles sont dispersées sur l'ensemble de la pente continentale, de 1500 à 2700 m de profondeur d'eau (limites des données), mais sont surtout localisées dans la partie ouest de la zone d'étude.
Figure 3 : Tâches de forte réflectivité observées sur l'imagerie acoustique EM302 (gauche) et sur l'imagerie du SAR (droite).
Un travail basé sur l'interprétation géoacoustique des structures de type pockmark a été réalisé à partir de la caractérisation de la réflectivité de ces structures sur les données d'imagerie par le développement d'une méthode de segmentation. Il est fait l'hypothèse que les teintes de réflectivité variées traduisent toujours le degré d'activité des émissions de fluides et l'enfouissement par la sédimentation hémipélagique. La méthode de segmentation permet de limiter l'impact de l'opérateur et d'obtenir in fine une analyse des classes de réflectivité « objectives » caractérisant des populations de pockmarks. Pour cela, la segmentation s'appuie sur la définition de modes correspondant à des populations de valeurs de réflectivité les plus statistiquement représentées à l'échelle des images de réflectivité. Les résultats obtenus par la segmentation illustrent une discrimination des classes de pockmarks à l'échelle de la marge : les structures moins réflectives apparaissent avec des modes différents et sont surtout présentes dans la partie est de la zone tandis que les structures les plus réflectives sont clairement confinées dans la partie ouest de la zone. Sur la base de cette analyse, il a été possible de faire l'hypothèse que l'activité des pockmarks se serait arrêtée dans la partie est de la province centrale alors qu'elle devait être toujours très active dans la partie ouest.
À l'échelle des pockmarks, la segmentation permet aussi d'identifier des nuances. Ainsi, les patchs de forte réflectivité apparaissant homogènes à l'oeil nu sont souvent plus complexes : seule leur zone centrale présente les plus fortes réflectivités, leur périphérie étant associée à des réflectivités plus faibles. Des petits patchs qui auraient pu être associés visuellement à une classe de plus faible réflectivité comportent une zone centrale de forte réflectivité qui marquerait le caractère toujours actif de la structure en termes de sortie de fluides. Sur l'imagerie très haute résolution du SAR, les tâches de forte réflectivité ne présentent pas les mêmes extensions et les mêmes intensités de rétrodiffusion. Le signal acoustique du SAR ne pénétrant pas ou très peu dans le sédiment, son imagerie reflète les zones d'émission actives ou ayant été actives récemment. La différence d'extension des patchs entre les imageries du SAR et du sondeur coque correspond au fait que les encroutements sont en partie recouverts par des sédiments hémipélagiques et sont devenus invisibles par le SAR. La zone la plus réflective est celle directement sur le fond de mer, là où les sorties de fluide sont actives, alors que la périphérie moins réflective correspond à une zone déjà recouverte par la sédimentation hémipélagique.
Enfin, la morphologie des pockmarks a été abordée via une comparaison entre les données de bathymétrie et celles d'imagerie. Deux types de structures/morphologies ont été discriminées :
1) des structures circulaires à elliptiques de 100-400 m de diamètre et présentant un relief positif de quelques mètres : elles sont surtout localisées dans la partie ouest de la zone,
2) des structures circulaires en dépression, de moins de 100 m de diamètre et de 5-10 m de profondeur et de moins de 10 m de diamètre et d'environ 1 m de profondeur : elles sont surtout présentes dans la partie est de la zone.
Sur les profils sismiques, les pockmarks sont associées à la présence de MTDs et de chenaux turbiditiques enfouis de quelques dizaines de millisecondes jusqu'à 1 seconde sous le fond de la mer. Elles pourraient donc être en partie associées à une déshydratation progressive de ces corps et un relargage de fluides interstitiels mais la présence des concrétions carbonatées en fond de mer suppose aussi la présence de méthane qui indiquerait pour ces fluides une origine plus profonde.
- Identification de panaches de gaz dans la colonne d'eau
Afin de savoir si les tâches les plus réflectives identifiées sur les données du SAR représentaient des zones d'émission toujours actives, les données de la colonne d'eau enregistrées avec le SAR et avec l'EM302 ont été analysées. Des anomalies acoustiques ont été observées dans la colonne d'eau au-dessus de certains des encroutements identifiés (Fig. 4).
Figure 4 : Anomalies acoustiques correspondant à des panaches de méthane et identifiées dans la colonne d'eau à partir des données du SAR (A) et de l'EM302 (B).
Sur les données de la colonne d'eau du SAR, la hauteur des panaches est limitée par la hauteur à laquelle le SAR était tracté au-dessus du fond, soit 80 m. Sur les données de la colonne d'eau EM302, ces panaches peuvent atteindre 580 à 600 m de haut.
- Cartographie et analyse des zones de glissements
Les zones et types de glissements ont été cartographiés dans la Province centrale afin de pouvoir ensuite les comparer avec les zones de sorties de fluides. Dans la partie ouest de la zone d'étude, il a été possible de cartographier un MTD à partir de profils sismiques (Fig. 5). Ce MTD est localisé à environ 50 ms sous le fond marin. Il mesure 70 km de long, 35 km de large et représente un volume de 125 km3. Vers l'est, de nombreux autres MTDs ont été identifiés mais n'ont pas encore pu être cartographiés du fait du manque de profils sismiques. Ils sont localisés pour les plus récents à environ 100 ms sous le fond marin.
Dans toute la zone d'étude, les données bathymétriques révèlent que le fond de la mer est caractérisé par la présence de structures ondulées. Dans la partie ouest, la couverture sédimentaire est fortement perturbée par des déformations en roll-over (identifiées sur les profils Chirp) s'enracinant au toit du MTD cartographié et générant en surface des morphologies ondulées présentant une imbrication complexe. Ces structures ondulées ne semblent pas présenter d'organisation spécifique (Fig. 5). Elles ont des amplitudes de l'ordre de 10 m et des longueurs d'onde de l'ordre de 1000 m. Sur les profils Chirp, elles ont une forme asymétrique avec des flancs amont plus longs et moins escarpés. Les réflecteurs sont continus entre les différentes structures et l'épaisseur des dépôts reste constante. Des évidences de circulations de fluides sont observées, soit associées aux petites failles listriques des roll-overs soit directement dans les creux séparant les ondulations de surface. Ceci est confirmé par la présence de tâches de forte réflectivité allongées interprétées comme des encroutements carbonatés et identifiées sur l'imagerie du SAR. Ces structures sont interprétées comme de la déformation superficielle.
Figure 5 : Compilation bathymétrique illustrant la localisation d'un grand MTD (trait rouge pointillés), les crêtes des structures ondulées (traits bleu foncé pointillés), des petits conduits érosifs (traits bleu clair continus) et des zones de sorties de fluides (ronds verts).
Dans la partie est, des structures de déformation sont observées en profondeur et sont maintenant drapées par des structures ondulées présentant une organisation régulière. Leur amplitude diminue du haut vers le bas de la pente continentale de 10-20 m à moins de 5 m et leur longueur d'onde diminue de 1000 m à 500 m. Sur les profils Chirp, elles ont une forme asymétrique avec des flancs amont plus courts et plus escarpés. Les flancs amont sont caractérisés par des réflecteurs lités continus qui se biseautent sur les flancs aval. Les dépôts sont plus épais sur leurs flancs amont, suggérant un dépôt préférentiel tandis que les flancs aval sont plutôt soumis à une érosion. Ceci est confirmé par la présence de sillons d'érosion identifiés sur les flancs aval à partir des données d'imagerie du SAR. Ces structures sont interprétées comme des sediment waves migrant vers le haut de pente.
Par la comparaison de ces deux end-members s'échelonnant d'ouest en est, l'impact des fluides sur la colonne sédimentaire s'opèrerait comme suit : les fluides circulant dans la colonne sédimentaire entraineraient tout d'abord une déstabilisation progressive de la couverture sédimentaire déposée au toit d'un MTD ; les précipitations de carbonates provoquées par ces circulations entraineraient ensuite progressivement la formation de « piliers » qui consolideraient alors la colonne sédimentaire et arrêteraient sa déstabilisation lente ; les apports sédimentaires par les écoulements gravitaires viendraient alors recouvrir les structures produites par la déstabilisation pour progressivement construire des sediment waves.
Sur les 3 carottes initialement prévues pour dater des MTDs superficiels (MTD 15, 17 et 18) identifiés avant la campagne, aucune n'a pu être prélevée. Cet objectif n'a donc pas pu être réalisé. Sur les 5 carottes initialement prévues dans les zones de sorties de fluide, 3 ont pu être prélevées (KAPI02, KAPI03 et GAPI04). La position de prélèvement de ces carottes s'est basée sur le profil SAR SAPI17 sur lequel la présence de taches noires a été interprétée comme des sorties de fluide. Les carottes ont été prélevées dans deux de ces taches dont les enregistrements de la colonne d'eau du SAR et de l'EA500 laissaient supposer la présence de gaz dans la colonne d'eau. Le retraitement post-campagne de la navigation du SAR a révélé une erreur de positionnement en XY des profils de plusieurs dizaines de mètres, entrainant ainsi un positionnement des carottes bien en dehors des cibles escomptées. Ces trois carottes sont très similaires. Elles sont constituées par :
- au sommet, un niveau argileux de couleur orange d'une vingtaine de centimètres d'épaisseur. Une turbidite carbonatée peut être observée dans GAPI04,
- le Sapropèle S1 qui est complexe et formé par la succession de niveaux sapropéliques de couleur gris-vert et de vases clastiques homogènes de couleur noire. Cet ensemble peut être observé jusqu'à 1,5 m de profondeur dans KAPI02 et GAPI04 et 2,9 m dans KAPI03. Certains niveaux sapropéliques sont constituées de fines lamines plus claires et plus sombres pouvant correspondre à des niveaux de crues (Ducassou et al., 2008 ; Revel et al., 2010).
- une alternance de turbidites argilo-silteuses, silteuses et sableuses et de niveaux hémipélagiques. Au sein de cette alternance, on peut observer un niveau argileux gris clair, voire blanchâtre, interprété comme lié au Dernier Maximum Glaciaire, à 4,5 m de profondeur dans KAPI02, 5,5 m dans KAPI03 et 3,6 m dans GAPI04. Ce niveau comporte également une passée plus grossière pouvant être un tephra.
Toutes les données de la campagne APINIL en relation avec la thématique des sorties de fluide sont actuellement utilisées dans le cadre du projet SEAGAS (2016-2019, H2020-MSCA-IF-2014- 656821), financé par une Action Marie Sk?odowska-Curie comme Global Fellowship pour Daniel Praeg et une collaboration entre Géoazur UMR7329 (France) et l'Institute of Petroleum and Natural Ressources de PUCRS (Brésil). Le projet SEAGAS (Multi-disciplinary Comparison of Fluid Venting from Gas Hydrate Systems on the Mediterranean and Brazilian Continental Margins over Glacial- Interglacial Timescales) vise à comparer l'activité des sorties de fluides des systèmes à hydrates entre les marges Nilotique et Brésilienne.