La campagne TURBIDENT (Figure 1) visait à acquérir un jeu de données novateur permettant d'apporter une information pertinente sur la couche de surface océanique en combinant les mesures de courants superficiels par radar HF opéré en parallèle par le MIO et des profils subsuperficiels obtenus par courantomètres acoustiques Doppler (ADCP) opérant de façon stabilisée sous la surface depuis un véhicule sous-marin autonome (AUV) de l'Ifremer, en plus de mesures plus classiques de mouillages courantologiques. In fine, l'objectif était de mesurer des profils verticaux de courants horizontaux moyens qui interviennent directement dans les définitions des nombres de Richardson de gradient en fonction desquels les modèles de fermeture turbulente sont exprimés. Les trajets AUV ont ainsi été adaptés aux directions des composantes du courant par radar. Cependant, un incendie (feu de forêt) a partiellement détruit une station radar HF au cours de l'été 2017, ce qui n'a pas permis d'obtenir des données radar de qualité suffisante pendant les campagnes Turbident. Le travail s'est donc focalisé sur les données in situ, en particulier la validation de la mesure de courant à l'aide de l'AUV.
Figure 1: Trajets de L'Europe pendant la campagne TURBIDENT-Leg1 (en haut) et TURBIDENT-Leg 2 (en bas) au large des iles d'Hyères et des calanques de Marseille.
En outre, le jeu unique de mesures de terrain acquis durant la campagne TURBIDENT (mai à octobre 2018) visait à nous permettre d'améliorer notre compréhension des processus physiques en jeu et de leurs interactions dans la dynamique des flux verticaux à proximité de la surface. Pour cela, le dispositif expérimental a été complété par l'utilisation de profileurs dérivants à haute résolution de façon à échantillonner les flux à l'interface airmer (Koursk, Ocarina) dans le cadre d'un projet mené en parallèle (LEFE Turboradar) pendant la campagne Turbident-LEG1 (mai 2018) et Turbident-LEG2 (octobre 2018), en prenant soin d'avoir des mesures dans les mêmes zones. Des mouillages hydrologiques et courantologiques ont également été déployés sur toute la période entre les deux LEGs de la campagne afin d'échantillonner une plus grande diversité de situations.
Un compte-rendu détaillé du contexte de la campagne, des données acquises et des méthodes de traitement développées est disponible en ligne (Pairaud et Fuchs, 2021, https://doi.org/10.13155/78596).
1- Les drones sous-marins : outils novateurs pour la mesure fine des courants dans la couche de surface océanique
Classiquement, la mesure des courants marins dans les eaux côtières est réalisée soit (1) à partir de mesures en stations fixes (réseaux de mesure haute fréquence), (2) depuis les navires océanographiques équipés de courantomètres positionnés sous la coque le long des trajets bateau, (3) en utilisant des plateformes tractées en surface ou en subsurface depuis les navires de recherche, ou à la dérive en surface, qui ne peuvent être opérées que par de bonnes conditions de mer, (4) par des radars haute-fréquence, avec une couverture spatiale fixe, qui permettent de calculer la vitesse en surface. Cependant, ces systèmes ne permettent pas de mesurer les vitesses dans la couche de surface et leur gradient sur la verticale avec une bonne précision. La campagne océanographique TURBIDENT 2018 est la première campagne scientifique à exploiter l'utilisation d'un drone sous-marin, l'AUV AsterX de l'Ifremer, comme support de deux ADCPs de manière à échantillonner les cent premiers mètres la colonne d'eau avec une haute résolution (inférieure à 50cm) dans les dix premiers mètres sous la surface, en s'affranchissant en grande partie de l'agitation due aux vagues puisque l'engin navigue à 10-15m sous la surface. Pour cela, deux courantomètres ont été utilisés: un ADCP 1200kHz orienté vers la surface (résolution verticale 0,25 à 0,5m et portée 15m environ) et un ADCP 300kHz orienté vers le fond (résolution 3-4m et portée 80m environ). Il s'agissait de décrire au mieux les courants près de l'interface avec l'atmosphère, tout en faisant le lien avec la circulation dans les couches plus profondes.
Parmi les avantages de l'utilisation de l'AUV de l'Ifremer comme plateforme pour mesurer les courants marins, on note :
- la possibilité d'installer un ADCP regardant vers le haut pour accéder aux courants de surface le long de transects, ce qui est impossible avec un ADCP de coque ou en point fixe (e.g. observation de l'océan de subsurface, des panaches, validation des courants radar),
- la très grande stabilité de l'engin et la possibilité de naviguer à immersion constante en s'affranchissant de l'effet de l'état de mer (ce qui n'est pas le cas des ADCPs tractés en surface),
- la présence d'une centrale inertielle qui permet de connaître la localisation précise de l'engin sous l'eau, ainsi que sa vitesse, ce qui est indispensable pour recalculer les vitesses absolues (courants) de façon précise (avantage par rapport aux gliders),
- la possibilité d'embarquer deux charges utiles et donc d'avoir les courants sur une portion importante de la colonne d'eau (jusqu'à plus de 160m sur la verticale), ou une résolution accrue,
- l'utilisation possible du DVL de navigation permettant des mesures d'opportunité des vitesses au-dessous de l'AUV lors de chaque mission AUV
Un travail important a consisté à développer la chaine de traitement des données ADCP AUV suite à la campagne, pour passer des vitesses mesurées le long des faisceaux des ADCPs/DVLs en mouvement aux vitesses absolues dans le repère terrestre correspondant aux courants marins, tout en choisissant les bonne sources pour les différents paramètres (cap, attitude, position et vitesse engin) (voir Pairaud et Fuchs, 2021).
a) Comparaison des mesures ADCP AUV et ADCP mouillage
Un ADCP 300kHz (résolution verticale de 4m) a été mouillé au niveau du banc des Blauquières à l'entrée est du golfe du Lion (43°02.2325'N 5°39.3371'E) par 100 m de fond durant le Leg 1, puis relevé pendant le Leg 2 de TURBIDENT. Il échantillonnait les courants toutes les 15 minutes. Des comparaisons ont été réalisées entre les vitesses mesurées par les ADCPs de l'AUV le long de trajets passant à proximité du mouillage et les vitesses mesurées par celui-ci. La stratégie consiste à comparer les données de vitesses mesurées lorsque l'AUV passe au plus près des mouillages (figure 2), et à considérer les échéances de l'ADCP en point fixe ayant lieu juste avant et juste après le passage de l'AUV.
Figure 2 : Position de l'ADCP Blauquières (cercle rouge), des radiales AUV et des points de comparaison le long des radiales (zoom) : R7 N-S (noir), R7 S-point C (vert), R7 S-N (magenta), R11 E-O (bleu).
La comparaison le long de la radiale R7 N-S correspond au passage de l'AUV au plus près de l'ADCP (4 m sur l'horizontale). L'AUV est passé au plus près de l'ADCP le 21 octobre à 9 :24, les échéances entourant cette mesure pour l'ADCP fixe sont à 9 :15 et 9 :30. La figure 3 présente la comparaison sur la verticale entre les mesures de vitesse de l'ADCP-AUV et de l'ADCP fixe à ces deux dates. Les vitesses mesurées présentent peu de variabilité à 15 minutes. La localisation du point de comparaison est donc de première importance.
La figure 3 montre un bon accord des vitesses mesurées par les deux ADCPs sur la tranche d'eau située sous 6m de profondeur, avec une différence maximum pour la composante u à la profondeur la plus proche la surface. Une des explications possibles est la plus grande variabilité des courants dans la tranche d'eau supérieure, sachant que les deux ADCPs ne moyennent pas les courants sur la même durée, et également la plus forte variabilité sur la verticale des courants sous la surface.
Figure 3 : Profils de courant mesurés par l'ADCP AUV (étoiles bleues) et par l'ADCP Blauquières à 9:15 (tirets jaunes) et 9:30 (tirets rouges). Les courants ADCP AUV sont moyennés sur 2 minutes.
Des comparaisons (non montrées ici) ont également été effectuées avec un ADCP 1200kHz positionné sur une ligne de mouillage au large de Porquerolles (Bombyx) et orienté vers la surface, afin de valider les vitesses mesurées directement sous la surface par l'ADCP-AUV 1200kHz regardant vers le haut. Ces dernières présentent une grande variabilité sur la verticale, et à la date du trajet AUV, il y a peu de mesures exploitables dans la couche de surface pour l'ADCP Bombyx, donc la comparaison est partielle avec les données ADCP-AUV. Pour les profondeurs considérées, les ordres de grandeur et les directions des vitesses mesurées sont toutefois en bon accord.
b) Comparaison entre la mesure de courant AUV-ADCP et la mesure de courant ADCP tracté par poisson
Un ADCP a également été tracté sur le côté du navire sur un poisson pendant les radiales AUV de façon à effectuer des comparaisons des courants mesurés le long des radiales.
A titre d'illustration, les figures 4 et 5 montrent respectivement les courants mesurés par l'ADCP AUV et l'ADCP tracté par le navire le long d'une même radiale au large des iles d'Or. Les profils de vitesses mesurées sous 5m de profondeur sont similaires (figures 4 et 5 de gauche), ce qui est confirmé par les coupes horizontales des courants vers 45m de profondeur. Pour la surface, les profondeurs de comparaison diffèrent (6 et 8m), et les vitesses mesurées sont supérieures pour l'ADCP-AUV à 6m par rapport à l'ADCP tracté à 8m. Cela est lié soit à une plus forte variabilité des courants sur la verticale dans cette zone de la colonne d'eau, soit au fait que les ADCPs n'ont pas la même résolution sur la verticale et donc moyennent sur des profondeurs différentes. L'ADCP 1200kHz sur l'AUV moyenne sur des cellules de 0,25m alors que l'ADCP tracté 300kHz moyenne sur des cellules de 4m et donc ne voit pas la même couche d'eau. On peut également noter que la mesure ADCP tracté sur ce trajet est plus bruitée que la mesure AUV. En effet le poisson est moins stable et soumis à l'état de mer, il peut subir des à-coups liés au système d'attache au navire (bout le reliant au tangon) en cas de roulis, ce qui est accentué sur L'Europe qui est un catamaran.
Figure 4 : Profils de courant mesurés par les AUV-ADCPs (à gauche) et coupes horizontales des courants (à droite) vers 43m et 6m de profondeur (courants moyennés sur 30s), pour l'AUV naviguant par 10m sous la surface.
Figure 5 : Profils de courant mesurés par l'ADCP tracté (à gauche) et coupes horizontales des courants (à droite) vers 44m et 8m de profondeur (courants moyennés sur 30s).
c) bilan
Les deux campagnes océanographiques au large des côtes varoises et des iles d'Or ont permis de mieux appréhender la variabilité spatio-temporelle des courants dans cette zone, avec pour la première fois l'acquisition de données de courant à proximité immédiate de la surface. Les courants sont intensifiés en surface pour les deux périodes de campagnes. Durant le Leg2, un cisaillement vertical est observé vers 60-80m de profondeur, associé à la présence de la thermocline. La bathymétrie influence également les courants, avec des effets d'iles (figure 4).
Le développement d'une méthodologie d'acquisition et de traitement des données de courant à l'aide d'un AUV (Pairaud et al., en préparation), avec une haute résolution en surface, et la possibilité d'utiliser le DVL de l'ADCP pour les mesures de courant dans la colonne d'eau est une avancée vers la connaissance d'environnements jusque-là peu étudiés (zones de panaches, canyons sous-marins, pentes continentales, zones profondes). Les mesures pourront être faites lors de tous les déploiements des engins (la même méthodologie peut être appliqué aux DVLs des ROVs et HROVs), à l'instar des ADCPs de coque des navires.
2- Utilisation des lignes de thermistance à coût raisonné MASTODON-2D pour l'étude des upwellings provençaux
L'utilisation des chaines de thermistances MASTODON-2D a permis d'enregistrer les variations de température sur une durée de plusieurs mois (figure 6, haut), et d'identifier des épisodes d'upwellings induisant des refroidissements de plus de 10 degrés de la température estivale à environ 7m de profondeur pendant plusieurs jours comme en août 2018. On note également des épisodes de plongée de la ligne (figure 6, bas) à partir de fin septembre lors d'épisodes de forts courants nord-ouest (voir figure 12, Pairaud et Fuchs, 2021) associés à des intrusions du courant Nord sur le plateau du golfe du Lion.
Figure 6 : Température et profondeur du capteur de température le long de la ligne MASTODON-2D B (43°06.1893'N, 5°26.8285'E, 120m de fond) durant la campagne TURBIDENT entre mai et octobre 2018, pour la sonde la moins profonde à environ 7,6m sous la surface.
L'expérience acquise lors du déploiement permet de valider l'utilisation de ce système par des profondeurs de plus de 100m, avec une attention à porter à la pente des fonds au niveau des mouillages, ainsi qu'au trafic maritime dans la zone de déploiement, deux lignes sur quatre n'ayant pu être récupérées à l'issue de la campagne.