Au cours des deux derniers siècles, la couverture sédimentaire de l'embouchure de la Seine a fortement évolué, passant de faciès à dominante sableuse (entre 1913 et 1967) à des faciès à dominante vaseuse (fin du XX^ème siècle). Cette tendance est à mettre en lien avec des évolutions naturelles de l'estuaire qui tendent vers un comblement, mais aussi avec les aménagements industrialo-portuaires qui ont modifié son hydrodynamisme, favorisant d'abord le piégeage de sédiments plus fins, puis le déplacement de cette sédimentation vers l'embouchure [migration du bouchon vaseux vers l'aval (Lesourd et al., 2016)]. Depuis 2006, on assiste à une homogénéisation de l'envasement de la partie orientale de la baie, due à une « dissémination » des particules fines sur les faciès plus sableux adjacents, notamment le long de la côte du pays de Caux. Cette dynamique sédimentaire se traduit, à l'échelle de la zone étudiée, par une réduction des zones envasées au profit du développement des zones de vases sableuses et de sables envasés.

L'analyse des données sur la macrofaune benthique a montré les principaux résultats suivants :

1. L'installation de nouvelles espèces inféodées aux secteurs envasés (Melinna palmata, Asthenognathus atlanticus) ou du couteau américain Ensis leei. Plusieurs récoltes de Melinna palmata (annélide polychète) et Ensis leei (mollusque bivalve) ont été effectuées dans la partie orientale de la baie de Seine depuis la fin des années 1990, indiquant un changement récent de la faune benthique de cette région (Dauvin et al., 2007). M. palmata n'avait jamais été signalée en baie de Seine, alors que des populations sont florissantes dans les vases sableuses des fonds de baie de la Manche occidentale le long des côtes françaises (e.g. dans la voisine Rade de Cherbourg), et dans toutes les baies côtières du sud de l'Angleterre (e.g. la plus proche dans la Rade du Solent, Southampton). Sa première récolte dans la baie date de 2002 et son installation à l'échelle de la communauté a été décrite lors de la campagne PECTOW 2006. Récemment, en s'appuyant en partie sur les données des dernières campagnes Pectow, Baffreau et al. (2017) ont suggéré la présence d'un faciès à Melinna palmata au sein de la communauté. La récolte en 2006 d'une population abondante d'E. leei, espèce non indigène originaire d'Amérique du Nord, confirme son implantation qui avait été observée pour la première fois en 1998. La présence nouvelle de M. palmata est probablement liée à l'envasement récent de la partie orientale de la baie, alors que celle d'E. leei est liée à la progression vers le sud-ouest (de l'estuaire de l'Escaut à l'estuaire de la Seine) de cette espèce invasive. Pour ces deux espèces à cycle-bentho-pélagique, la colonisation de la Baie de Seine peut résulter d'un apport larvaire naturel depuis des populations voisines ou d'une introduction accidentelle due à l'homme (i.e., eaux de ballasts).

Un autre résultat plus récent est la découverte, lors de la campagne PECTOW 2011 et d'autres campagnes précédentes relevant d'autres projets, de la présence du petit crustacé décapode d'origine atlantique Asthenognathus atlanticus Monod, 1932 (Jourde et al. 2012). Il s'agit de la première signalisation de l'espèce dans le bassin oriental de la Manche. L'aire de répartition géographique d'A. atlanticus s'étendait auparavant le long des côtes Est de l'océan Atlantique, de l'Angola jusqu'à la partie occidentale de la Manche qui constituait sa limite septentrionale. L'installation de cette nouvelle espèce vasicole confirme l'impact des modifications récentes de la composition sédimentaire des fonds de la baie de Seine orientale sur les communautés benthiques. Plusieurs hypothèses sont évoquées pour expliquer l'arrivée de cette espèce : (1) une colonisation naturelle par la dispersion de larves originaires des populations de la Manche occidentale et (2) la possibilité d'une origine plus lointaine, l'introduction des individus collectés étant alors liée aux activités humaines. En l'état actuel des connaissances, aucune hypothèse n'est à exclure.

2. Une structuration spatiale contrastée des espèces dominantes de la communauté à Abra alba en trois "noyaux" d'abondance stables dans le temps, en réponse vraisemblablement à des gradients environnementaux structurant à l'échelle régionale (e.g. gradient sédimentaire). Ces trois "noyaux" d'abondance sont retrouvés chaque année en trois zones principales : en baie de Seine Nord-orientale entre le cap de la Hève et le Port d'Antifer, dans la partie aval de l'embouchure en prolongement de la Fosse Nord, et entre Cabourg et Ouistreham le long des côtes du Calvados. Ces "noyaux" d'abondance, quelle que soit leur position exacte, se répartissent le long d'une bande littorale entre Ouistreham et Antifer. Cette situation particulière reste donc un élément important pour ce qui concerne la fonction nutritive de ces zones de fortes abondances et de fortes biomasses de la macrofaune vers les poissons. Cette structuration spatiale est également observée en considérant les images obtenues en 2008-2009 pendant les campagnes COLMATAGE réalisées en septembre, ce qui confère au système une grande stabilité sur le long terme de sa structuration spatiale en "noyaux" d'abondances, et ce malgré les fortes pressions anthropiques que subissent les communautés benthiques dans ce secteur.

3. Une forte structuration spatiale de la communauté en différents assemblages d'espèces qui diffèrent tant par leur richesse spécifique que par les densités relatives des espèces dominantes : le faciès à Lagis koreni face à l'estuaire et à Deauville, le faciès à Owenia fusiformis et Acrocnida brachiata entre Antifer et Ouistreham, et le faciès à Phaxas pellucidus à la périphérie de la zone d'étude. Comme l'avait déjà évoqué Thiébaut et al. (1997) au sujet de la persistance de certains assemblages faunistiques ou de certaines populations, cela suggère l'existence de facteurs environnementaux suffisamment robustes et stables sur le long terme pour pérenniser cet aspect de l'organisation de la faune en spots de fortes abondances relativement homogènes en termes de composition faunistique. 

4. Une relative stabilité spatio-temporelle de cette structure spatiale en dépit de la forte variabilité inter-annuelle du recrutement de certaines espèces. Il existe en effet une variabilité inter-annuelle dans l'organisation des populations et des assemblages faunistiques qui ne concerne pas systématiquement l'ensemble de ces trois "noyaux" d'abondance de manière synchrone. Ainsi, seules quelques stations à l'embouchure de l'estuaire, face à la Fosse Nord, et entre Cabourg et Ouistreham, sont caractérisées par des valeurs très élevées chaque année. A contrario, dans le nord de la baie de Seine Nord, les abondances sont nettement plus faibles en 1996. Les dernières analyses réalisées en intégrant les données comprises entre 1988 et 2016 suggèrent néanmoins une tendance à l'homogénéisation des différents assemblages en lien avec l'homogénéisation sédimentaire évoquée précédemment (Bacouillard et al., 2020).

5. La perception de la stabilité est à nuancer en fonction de l'échelle spatiale d'observation. A l'échelle de l'ensemble de la zone d'étude, ni la richesse spécifique, ni les indices de diversité ne montrent de tendances significatives. A l'échelle d'un ensemble de stations ou « multi-stations », la structure de la communauté persiste au cours du temps autour des trois assemblages précités. A l'inverse, à l'échelle d'une station, les variations temporelles de densités sont beaucoup plus complexes et répondent à une forte variabilité du recrutement. Les stations les plus variables sont localisées face à l'estuaire et à Deauville, en réponse à la dynamique morpho-sédimentaire complexe dans ces secteurs. Les notions de stabilité-variabilité dans l'organisation de la communauté apparaissent donc nettement dépendantes de l'échelle d'observation et justifient par la même la stratégie d'échantillonnage retenue.