La zone GHASS a été choisie parce que (1) la mer Noire est considérée comme étant la mer la plus isolée du monde (432 000 km²), la plus grande masse d'eau anoxique de la planète et une mer unique très riche en énergie, (2) l'éventail profond du Danube est l'un des plus grands systèmes de dépôts sédimentaires au monde, (3) la pente continentale présente de nombreuses instabilités sédimentaires, (4) la dynamique du système fluides est dominée par la présence de méthane à différents états physiques (gaz libre, hydrate et gaz dissous). L'analyse du jeu de données issues de la mission GHASS a changé notre vision globale des systèmes à hydrates et de leur impact sur la déformation des fonds marins et sur la colonne d'eau.

1- Tout d'abord, l'acquisition de nouvelles données sismiques et de carottage a grandement amélioré notre connaissance du système chenal/levée du Danube (Martinez-Lamas et al., 2020). La marge continentale roumaine est composée d'un plateau continental bien développé à l'embouchure du Danube (160 km) et d'une pente continentale incisée par plusieurs canyons sous-marins dont le plus important, le canyon du Danube. Ce dernier résulte des flux sédimentaires érosifs qui ont alimenté l'éventail profond du Danube, principalement pendant les périodes de bas niveau marin (Constantinescu et al., 2015). Au pied du talus continental, à l'extrémité de ce canyon, le système de dépôt, l'un des plus développés au monde, présente un large complexe de chenal/levée. Le fonctionnement de ce système pendant le dernier maximum glaciaire montre un empilement vertical et horizontal de 5 complexes chenaux/levées (d'environ 150 m d'épaisseur chacun). La chronologie et le mécanisme de forçage à l'origine du développement de l'éventail profond du Danube moderne montre qu'il s'est mis en place entre ~32-14.7 ka (Fig. 5 ; Martinez-Lamas et al., to be submitted). Ce travail spécifique sur la compréhension de la mise en place des dépôts sédimentaires quaternaires associés à l'activité du Danube est utilisé actuellement pour identifier les périodes de mise en place des glissements sous-marins identifiés sur la zone (travail en cours, Fabre et al., in prep.).

2- La morphologie de la pente continentale de la zone d'étude est incisée par plusieurs instabilités sédimentaires à l'intérieur et à l'extérieur des canyons. Il s'agit d'une zone d'étude complexe, caractérisée par une multitude de processus sédimentaires et d'autres liés aux fluides, tels que l'érosion et la déformation des fonds marins, les glissements sous-marins, la formation d'hydrates de gaz, la migration des fluides, les suintements de gaz, où l'empreinte de la géomorphologie semble dicter l'emplacement des suintements de gaz et inversement. Nous avons détecté 1409 suintements actifs dans les 1200 km² couvert durant la mission au nord-est du canyon du Danube (Riboulot et al., 2017). La grande majorité des zones de sortie de gaz (96%) ne sont pas distribués au hasard dans cette zone (Fig. 6). Ils se trouvent le long des flancs des canyons, des escarpements, des lignes de crête, des failles et en association avec des pockmarks et des monticules. De plus, 98% des dégazages se situe en dehors de la zone prédite de stabilité des hydrates de gaz. Cela suggère que les hydrates de gaz, qui se forment à partir de 660 m de profondeur d'eau, agissent comme une couverture imperméable piégeant le gaz libre dans les sédiments sous-jacents et l'empêchant d'atteindre les fonds marins et la colonne d'eau (Fig. 7). L'extension et la dynamique des hydrates ont un impact probable sur les déstabilisations sédimentaires observées  dans la zone (Fabre et al., in prep).

3- La comparaison entre le réflecteur sismique lié aux hydrates appelé Bottom Simulating Reflector (BSR) et la simulation numérique de la base de la zone de stabilité des hydrates de gaz montre un BSR anormalement profond. En combinant la caractérisation géophysique des vitesses, les mesures in-situ et les calculs numériques, nous démontrons que la dissociation des hydrates de gaz depuis le LGM peut modifier les conditions locales de stabilité. La fonte des hydrates de gaz augmentant les pressions interstitielles retarde le système « hydrates » l'empêchant d'atteindre un nouvel équilibre associé aux conditions actuelles en recristallisant des hydrates hors des conditions régionales d'équilibre. La profondeur du BSR, dans ces régions, est généralement utilisée pour évaluer le gradient géothermique, mais à travers l'exemple de la mer Noire occidentale, nous montrons pour la première fois qu'un état transitoire du système d'hydrates empêche d'évaluer le gradient géothermique mais peut être plutôt utilisé pour déterminer l'excès de pression interstitielle généré par la dissociation des hydrates (Fig. 8 ; Ker et al., 2019).

4- Les données de sismique tractée près du fond, SYSIF, permettent d'imager avec une résolution sans précédent la zone de stabilité des hydrates de gaz (Marsset et al., 2018, Colin et al., 2020a). L'interprétation de ce jeu de données confirme les conclusions de Ker et al, 2019 et montre pour la première fois une distribution irrégulière du gaz libre sous les hydrates marquée par un BSR irrégulier en « zigzag » (Fig. 9). Cette distribution anormale du gaz libre pourrait être la preuve d'une migration en cours de la base de la zone de stabilité des hydrates. Le rééquilibrage ne se produit pas de manière homogène car les surpressions dues à la dissociation des hydrates ralentissent leur décomposition dans les couches sédimentaires spécifiques. L'exemple de la mer Noire met en évidence que la dissociation et la libération associée de méthane dans la colonne d'eau ou même dans l'atmosphère pourraient être largement retardées par l'accumulation de surpression. Nos résultats montrent que la déstabilisation d'un système « hydrates » due à des modifications des paramètres environnementaux est en fait un processus lent, qui s'étend sur plusieurs millénaires. Ainsi, une déstabilisation catastrophique d'un système d'hydrates de gaz est peu probable (Colin et al., 2020b).

5- Le système hydrates de gaz de la mer Noire est affecté par un autre facteur très important. Au cours du Quaternaire supérieur, la mer Noire et la mer Méditerranée ont connu plusieurs phases de connexion et de déconnexion avec un impact pertinent sur la salinité de la mer Noire oscillant entre des conditions de lac d'eau douce et de mer d'eau salée. Depuis la dernière phase (il y a 9000 ans), la mer Noire communique avec la mer Méditerranée par le détroit du Bosphore. Ainsi, la mer Noire, qui était un lac d'eau douce, est devenue une mer d'eau salée. La salinité de la mer Noire a atteint sa valeur actuelle de 22 psu à ~2000 yr cal BP (Soulet et al., 2010), tandis que les 400 premiers mètres de sédiments sont en eau presque douce. La salinité de la mer Noire est suffisamment importante pour affecter l'extension de la zone de stabilité des hydrates de gaz. Les changements de salinité et sa diffusion dans les sédiments sont toujours actifs et provoquent aujourd'hui la dissociation des hydrates de gaz sur une large zone de la Mer Noire (Fig. 10 ; Riboulot et al., 2018).

6- Les résultats des analyses des différents jeux de données montrent également que :

- La diagenèse précoce affecte les couches sédimentaires peu profondes augmentant leur résistance au cisaillement non drainé induisant une discontinuité sédimentaire ; qui peut constituer un facteur prédisposant aux instabilités de pente (Ballas et al., 2018);

- Les processus de diagenèse se produisant dans les sédiments sont aussi révélés par les analyses géochimiques faites sur 12 carottes Calypso. D'intenses suintements de méthane et la dégradation de la matière organique contribuent à la réduction des sulfates. En réponse à l'intrusion d'eau de mer dans les sédiments, les réactions d'échange d'ions, de dissolution et d'altération inverse modifient la composition de l'argile constituant le sédiment et le fer est associé aux minéraux argileux (Ruffine et al., 2021);

- Les hydrates de gaz, étudiés par chromatographie en phase gazeuse et par spectroscopie Raman, ont une structure sI et contiennent principalement du CH4 et de petites quantités de N2 et de CO2. L'analyse Raman révèle la variabilité spatiale de la distribution des éléments, de l'occupation des cages et de la composition des hydrates. Ces résultats sont importants pour l'estimation du bilan total du méthane dans le système (Chazallon et al., 2021).

Ces derniers résultats seront intégrés dans une étude multidisciplinaire de la zone d'étude visant à évaluer la stabilité de la pente. Les études déjà publiées sur la dynamique du système « hydrates », la chrono-stratigraphie, la géochimie des sédiments et des eaux interstitielles, ¿, vont nous permettre de comprendre les facteurs de contrôle des glissements observés dans cette zone. Ces études se font entre autres dans le cadre de la thèse de Maud Fabre (2020-2023) et de l'ANR BLAME (ANR-18-CE01-0007).

Le projet GHASS va se poursuivre grâce à des acquisitions complémentaires lors de la mission GHASS2 programmée à l'été 2021.