Les fleuves apportent à l'océan d'importantes quantités de matières dissoutes et particulaires (sédiments, matière organique et inorganique, nutriments, contaminants¿) qui vont déterminer la productivité des zones côtières et, par voie de conséquence, la distribution des écosystèmes pélagiques et benthiques. Les écosystèmes marins côtiers sont particulièrement importants puisqu'ils produisent près d'un tiers des biens et services d'origine écologique, soit autant que les écosystèmes terrestres ou que les écosystèmes marins hauturiers [Costanza et al., 1997]. Dans l'océan côtier, les cycles biogéochimiques (C, N, P, Si) sont principalement contrôlés par leur composante sédimentaire et il est essentiel de quantifier la dynamique de ce réservoir. La variabilité spatiale et temporelle des flux à l'interface eau-sédiment doit donc nécessairement être prise en compte pour réduire les incertitudes sur les bilans de carbone aux interfaces côtières [Borges et al., 2005; Krumins et al., 2013] et ainsi préciser le caractère autotrophe ou hétérotrophe net des écosystèmes marins côtiers [Chen and Borges, 2009].
Les plateaux continentaux dominés par les fleuves (River-dominated Ocean Margins - RiOMar) sont des environnements clés pour le milieu côtier. De fait, les taux de production primaire, de dépôt sédimentaire, de minéralisation et d'enfouissement de la matière organique (M.O.) sont parmi les plus élevés de tous les systèmes marins [Dagg et al., 2004; McKee et al., 2004]. En termes de carbone, les transferts par les fleuves représentent un lien essentiel dans le cycle global du carbone entre les grandes biosphères terrestre et marine. En effet, les apports par les fleuves constituent la première source de carbone pour l'océan côtier et ils sont estimés à 1100 TgC/yr, dont 540 TgC sous forme organique et 560 TgC sous forme inorganique [Chen and Borges, 2009].
Au cours de la diagenèse précoce, d'intenses transformations ont lieu dans les sédiments qui mènent au recyclage et à l'enfouissement de la M.O. mais également à la transformation de phases particulaires (carbonate, pyrite). Les interactions entre les processus diagénétiques (oxique et anoxique) et les carbonates du sédiment (dissolution et précipitation) peuvent modifier les flux de CO2 générés par l'activité bactérienne. L'équilibre de ces différents processus détermine donc le sens et l'intensité des flux de CO2 à l'interface air-mer en milieu côtier. Borges [2005] a montré que dans les zones ou le plateau continental est éloigné des côtes et des fleuves, la zone côtière était un puits de CO2 alors que les zones d'estuaires, de deltas et de baies dominées par les apports continentaux constituaient une source de CO2. Une des questions clés pour le carbone océanique est donc de déterminer l'intensité des termes sources/puits de CO2 dans les estuaires/deltas des fleuves qui pourraient représenter une source de CO2 égale à 25-30% du puits océanique net de CO2 (0.5 Pg/y, [Chen and Borges, 2009]).
Ces questions sont largement abordées dans le cadre du programme MerMex qui vise à comprendre la réponse des écosystèmes marins au changement climatique et anthropique en Méditerranée. Les parties de MerMex concernées par cette demande de campagne sont les parties Mermex-Rivers et Mermex-Carborhone. Le cadre plus général de cette étude des interactions fleuve-océan côtier est le programme international LOICZ (Land-Ocean Interactions in the Coastal Zone). Un consortium plus spécifique (Riomar-International) a tenu une série de workshop concernant les apports des fleuves et leur devenir sur les marges continentales qui ont conduit à la publication d'un volume spécial de Continental Shelf Research (Dagg et al., CSR, 2008, Vol. 28, pp 1405-1538) relatif à 4 systèmes fluviaux : le Mississippi, le Yangtze, la Rivière des Perles et le Rhône. Notre effort se place résolument dans la dynamique initiée par le programme CHACCRA/Riomar et le Chantier Méditerranée.
Les travaux de Lansard et al. [2008; 2009] ont apporté une vision de la répartition spatiale du recyclage de la M.O. dans les sédiments en fonction de l'éloignement à l'embouchure du Rhône et de l'origine (terrestre ou marine) de la matière déposée (Fig. 1). Cette vue est pour l'instant statique dans le temps, même si le programme CHACCRA a permis d'y superposer une vision de la saisonnalité qui est essentiellement dominée par la variation des apports du Rhône [Cathalot et al., 2010].
Cette compétition entre minéralisation et enfouissement durable de la M.O. est très dépendante de l'origine et de la réactivité du matériel apporté par le Rhône. Un premier suivi réalisé dans le cadre de l'ANR-CHACCRA nous a permis d'observer une homogénéité de l'origine des apports du Rhône vue par les isotopes du carbone et de l'azote. Cette matière est essentiellement constituée de M.O. issue de plantes supérieures en C3 et elle contient également une proportion de M.O. des sols en dehors des périodes de crues. La mesure de paramètres quantitatifs et qualitatifs de la M.O. dans les dépôts superficiels du prodelta du Rhône a apporté des informations sur la répartition de cette matière du Rhône sur le plateau continental. Ainsi, le ?13C de la M.O. montre une origine très continentale près de l'embouchure alors qu'une signature de mélange avec la matière marine est visible sur le plateau.
Par ailleurs, le Rhône apporte des quantités importantes de matériel inorganique et notamment des carbonates sous forme particulaire qui sédimentent rapidement près de l'embouchure. Or, la minéralisation (oxique et anoxique) de la M.O. dans les sédiments modifie sensiblement les paramètres du système des carbonates. La question qui se pose est celle de la dissolution des carbonates (calcite, aragonite et calcite magnésienne) du sédiment sous l'influence de l'acidification liée à la dégradation de la matière organique. En effet, les processus aérobies produisent du DIC et ils contribuent donc à augmenter significativement l'acidité. Parallèlement, les processus anaérobies, notamment la sulfato-réduction, peuvent engendrer de fortes productions d'alcalinité [Berelson et al., 2005]. Ces processus peuvent entrainer la dissolution / précipitation des carbonates dans les sédiments qui modifient de manière significative les flux de CO2 échangés entre les sédiments et la colonne d'eau [Thomas et al., 2009]. La dissolution des carbonates génère de l'alcalinité et piège du CO2 alors que la précipitation de CaCO3 est source de CO2 pour les eaux interstitielle qui peut ensuite diffuser vers la colonne d'eau.
- Dissolution de carbonate: CaCO3 + CO2 + H2O ? 2 HCO3- + Ca2+
- Précipitation de carbonate: 2 HCO3- + Ca2+ ? CaCO3 + CO2 + H2O
Des investigations récentes menées sur les eaux interstitielles ont montré une accumulation importante d'alcalinité dans les eaux interstitielles des sédiments du prodelta (stations A, Mesurho) avec une diminution notable dans les sédiments du plateau continental (C et E ; Fig. 2). Les très fortes valeurs obtenues dans les sédiments près de l'embouchure pourraient indiquer une forte dissolution des carbonates du sédiment, mais d'autres processus peuvent également produire des fortes augmentations d'alcalinité, comme la sulfato-réduction ou l'oxydation anaérobique du méthane [Burdige and Komada, 2011]. L'origine de ces augmentations d'alcalinité avec la profondeur reste donc à élucider pour quantifier les flux nets de CO2 diffusant hors des sédiments.
Les effets du recyclage benthique de la matière organique sur la dissolution des carbonates sont généralement mal connus [Jahnke et al., 1997]. Pourtant, la dégradation de la M.O. a une influence directe sur la chimie des carbonates puisque la respiration bactérienne produit du DIC et entraine une diminution du pH. Or, le pH est le paramètre clef du système des carbonates et il est déterminant vis-à-vis de l'acidification des océans [Jahnke and Jahnke, 2004]. De ce fait, le rôle des sédiments et de la diagenèse précoce sur la chimie des carbonates est largement sous-évalué. Dans ce contexte, les objectifs scientifiques de la campane DICASE sont :
- Documenter le système des carbonates (pH, TA, DIC) à l'interface eau-sédiment (eaux de fond et eaux interstitielles) et quantifier les flux de CO2 dans les sédiments du prodelta du Rhône,
- Etudier les effets du recyclage benthique sur la chimie des carbonates dans les sédiments et déterminer le rôle tampon des carbonates vis-à-vis de la production bactérienne de CO2,
- Compléter les séries de mesure in situ sur le recyclage la matière organique dans les sédiments du prodelta du Rhône,
- Comprendre les variations spatio-temporelles des flux de CO2 à l'interface eau-sédiment dans l'océan côtier permettra également d'anticiper les impacts liés à l'acidification des océans.